Avril 2015, Lyon (propos recueillis par Julien Bouzereau)
Arpenteur est une marque discrète mais dont la direction s'affirme saison après saison. Après quatre ans et demi d'existence, il était temps d'en savoir plus à l'occasion d'une visite dans leur atelier lyonnais et d'une discussion avec Laurent Bourven, co-fondateur de la marque.
Peux-tu nous présenter Arpenteur ?
Arpenteur a été créé par Marc et moi qui sommes cousins. On avait tous les deux une grande passion pour le vêtement, en particulier le vêtement très bien fait, et cela depuis longtemps. On avait des idées assez vagues de modèles qu'on n'arrivait pas à trouver dans le commerce, pas même chez les marques qui nous intéressaient et qu'on suivait à travers quelques magasins emblématiques. Ces idées étaient essentiellement liées à notre culture du vêtement français, en particulier sa partie casual, qui en est un pan assez important mais reste assez peu connu. Du coup on s'est dit qu'on allait lancer une marque qui ferait le lien entre notre sensibilité et une esthétique à la fois intemporelle et contemporaine. Arpenteur est né comme cela.
Plus on a travaillé sur la marque, plus on a trouvé matière à explorer par rapport à ce vêtement casual français. Il y a bien sûr les grands classiques qui en sont les pièces les plus emblématiques et populaires, à savoir la marinière et le bleu de travail. Mais on s'est vite rendu compte que le vêtement français ne se réduisait pas à ces deux pièces-là, et qu'il disposait d'un véritable répertoire. Il y avait un grand nombre de variations et de détails qu'on pouvait exploiter dans une marque contemporaine.
Comment expliques-tu que le vêtement casual français soit si peu connu, notamment comparé à son homologue américain et à ses nombreuses variations autour du denim ?
Au fil de nos explorations, on s'est rendu compte que l'évolution du vêtement casual anglo-saxon était très liée à des innovations techniques. Il y a eu le denim qui était une toile révolutionnaire par sa solidité et l'utilisation qui en a été faite. Ensuite, tout au long du vingtième siècle, les matériaux ont gagné en technicité, notamment dans les milieux sportifs et professionnels, pour ensuite se diffuser petit à petit. Il y avait toujours cette idée d'aller chercher plus de performance et de technologie. Sans refaire une histoire du vêtement, il y a aussi eu l'arrivée des membranes. Les Américains ont beaucoup été dans cette exploration-là.
En France l'approche a été en quelque sorte beaucoup plus basique. Si on regarde de loin le bleu de travail, il n'a que très peu évolué entre 1920 et 1970. On est obligé de l'explorer dans le détail si on veut en voir les variations. Elles existent mais elles sont beaucoup plus subtiles que dans le vêtement américain, et c'est justement ce qui nous intéresse. On peut dire que le vêtement français est globalement beaucoup plus sobre et moins dans la recherche de performance et de technicité que le vêtement américain.
Pourquoi le nom Arpenteur ?
Le nom Arpenteur représente assez bien ce qu'on voulait injecter dans la marque, c'est-à-dire une part d'identité française qui ne tombe pas pour autant dans le cliché. Arpenteur est aussi une référence au passé puisque c'est un ancien métier, et en même temps, avec une résonance actuelle car on utilise toujours le verbe arpenter. Il y aussi cette démarche volontaire, le fait d'arpenter des chemins tout en sachant où l'on va, une volonté d'explorer et de proposer un vêtement qui trouve son sens dans son utilisation. On voulait regrouper tout cela au sein d'un même nom et il se trouve qu'Arpenteur le fait plutôt bien.
Dans votre travail il y a toutes ces inspirations venues du passé, puisées dans l'histoire du vêtement français. Il y a aussi ce nom qui fait référence à un métier qui n'existe plus. Est-ce qu'on peut dire qu'Arpenteur procède d'une certaine nostalgie ?
Non, pas du tout. On ne vit vraiment pas la marque comme l'expression d'une nostalgie, ni comme la poursuite d'un héritage. Cela peut paraître contradictoire parce que nos racines sont dans le vêtement vintage, mais notre idée est de jouer avec cela pour finalement s'en détacher et continuer l'histoire.
Quand on crée un modèle, les vêtements du passé nous tiennent la main. Mais à partir du moment où l'on choisit le dessin, la matière, la doublure, la technique de montage, on oublie le passé et on s'inscrit dans la contemporanéité. Donc la nostalgie pour le coup n'est pas du tout présente.
On ne vit vraiment pas la marque comme une sensation de « C'était mieux avant... », « Pourquoi est-ce que tout est parti ? », « On est les derniers défenseurs... », etc. On a juste envie de s'ancrer dans une certaine continuité, et d'écrire notre propre histoire. C'est très important de le souligner, car l'histoire qu'on essaie d'écrire s'inscrit dans le présent, ce n'est surtout pas une nostalgie ou une réminiscence de quoi que ce soit. C'est quelque chose qu'on invente. Si on revendique une certaine culture, on n'a pas pour autant envie de se mettre des frontières et on en joue complètement.
L'intérêt de vos collections réside véritablement dans cette démarche. Il y a beaucoup de marques avec un héritage important qui veulent refaire à l'identique...
On n'est pas du tout une marque de reproduction. Arpenteur est une marque récente avec seulement quatre ans et demi d'existence, sans héritage à proprement parler. On n'a pas envie de faire des déguisements. Par exemple, les silhouettes de nos lookbooks ne sont pas du tout ancrées dans le passé au point qu'on pourrait l'imaginer, donc il y a vraiment cette distinction à faire.
Quelle a été la première pièce que vous aviez en tête quand vous avez décidé de lancer la marque ?
La première pièce qu'on avait en tête... Dans notre première collection printemps-été 2012, il y avait déjà une dizaine de modèles. Je ne suis pas sûr qu'il y ait une pièce en particulier qu'on ait créée avant les autres. Elles sont à peu près toutes sorties au même moment.
Je me souviens que la première qu'on a prototypée et fabriquée était une veste qui s'apparente au modèle Mayenne. C'est un modèle qu'on avait appelée « veste Bourgeron » avec une forme un peu workwear. On l'avait fait monter dans un ripstop français tissé dans le Nord, que finalement on n'a pas utilisé en collection.
Les autres pièces sont sorties à peu près en même temps. Ce qui est intéressant c'est qu'il y avait déjà de tout : de la maille, des marinières, des pulls, des chemises, un modèle de parka, un modèle d'inspiration plus workwear, des pantalons, des chaussures, des ceintures. Il y avait déjà un look complet, ce qui était une volonté de notre part.
Comment construisez-vous vos collections ? Est-ce que l'inspiration provient à chaque fois d'un modèle vintage ?
Pas forcément. L'inspiration principale ne vient pas toujours d'une pièce vintage, et d'ailleurs beaucoup de nos modèles ne sont basés sur aucune pièce vintage. Les inspirations peuvent venir de choses très diverses de notre quotidien. C'est pour cette raison que j'aime dire qu'elles sont culturelles et peuvent être issues de sources très variées, comme un vêtement aperçu sur une personne croisée dans la rue qu'on va vouloir reproduire.
On peut aussi avoir envie de retravailler certaines pièces de nos collections, par exemple la veste Mevi. Au départ la capuche était amovible, et on a fait une capuche fixe sur la version d'après. On a aussi développé un modèle long et un modèle court.
Cela peut également être des petits détails ou des choses qu'on observe et qui vont nous faire penser à un vêtement, à un type de construction, à une forme de poche particulière. Par exemple dans notre quartier il y a beaucoup de papys qui portent des vestes chinoises avec les boutons en brandebourg, et comme on trouve qu'ils ont un bon style, c'est une pièce qu'on a intégrée à nos collections. On est allé chercher une matière pouvant s'assimiler à celle de ces vestes-là, un fournisseur pour nous faire les boutons, et on a refait le patron à notre sauce.
Il y a beaucoup d'inspirations à l'origine d'une collection. La démarche n'est pas ancrée dans le marbre, il n'y a pas une notice de fabrication. On peut aussi voir un détail de construction dans un atelier, ou alors un type de machine qui permet de faire une ceinture de pantalon de telle sorte, et avoir envie de l'intégrer dans un modèle. L'idée d'une nouvelle pièce peut vraiment partir d'un petit rien.
D'où l’idée d'arpenter ?
Oui, on a la chance d'être complètement autodidacte, puisque ni Marc ni moi n'avons fait d'études de mode ou travaillé auparavant dans ce milieu. On avait simplement ce fort attrait et cette grande curiosité pour le vêtement. On garde cet esprit de vagabondage, cette envie d'aller voir comment sont faites les choses et ce qu'on peut en tirer. Donc c'est effectivement une démarche qui se retrouve dans le processus de création de nos modèles.
Tous vos produits sont fabriqués en France ?
Oui, depuis le départ.
Est-ce que c'est quelque chose de primordiale, est-ce qu'Arpenteur sans fabrication française ne serait plus la même chose ?
Oui, sûrement. Si on a envie de faire une marque qui n'est pas fabriquée en France, on l'appellera autrement. La fabrication française est dans l'ADN d'Arpenteur, justement pour continuer l'histoire dont je parlais auparavant. C'est marqué sur nos griffes donc comme ancré dans le vêtement : si il y a une griffe Arpenteur, il y a forcément la fabrication française derrière.
On ne s'interdit pas de faire autre chose, on sera peut-être amené à avoir d'autres envies de marques très différentes, pas forcément fabriquées en France, parce qu'il n'y aura pas forcément le savoir-faire. Mais ce ne sera pas sous le nom Arpenteur.
Ce qui est assez frappant, c'est tout l'univers visuel inspiré de la BD que vous mettez notamment en avant sur vos étiquettes. D'où vient cette identité graphique très forte ?
C'est un univers que nous aimons beaucoup, et on a trouvé naturel de l'associer au vêtement dès le départ. Chez nos grands-parents, on se plongeait dans de vieux magazines de BD et cela fait vraiment partie de notre culture. Dès la première collection on avait imprimé un dessin de cycliste sur une griffe. Et avant même d'avoir finalisé le premier vêtement, on avait déjà des images. Cela s'est donc fait très naturellement puisque la BD fait partie de notre culture personnelle, d'autant plus qu'il y a une résonance avec le côté explorateur de la marque.
On a aussi reproduit les dessins de Micheau-Vernez sur des t-shirts.
Pour la prochaine collection hiver, on a utilisé des broderies traditionnelles bretonnes qui ont ce côté un peu « folk ». On s'est rendu compte que la BD avait pris une part assez importante dans notre univers personnel. Du coup il y a une vraie envie de l'intégrer à la marque de manière personnelle. Et cela résonne aussi dans la tête d'à peu près tout le monde.
Qui a dessiné les visuels du voilier, des joueurs de pétanque, etc. ?
C'est un illustrateur qui s'appelle Régric et qui est un dessinateur de ligne claire, le style qu'on utilise le plus souvent et qui a été popularisé par Hergé. Régric est l'un des derniers à savoir dessiner dans ce style-là. On l'a contacté au lancement de la marque et il a accepté de nous faire des visuels exclusifs. Chaque saison on en ajoute des nouveaux.
Et l'ours du logo ?
La volonté d'intégrer des animaux s'inscrivait dans cette influence BD, dans laquelle ils n'ont pas du tout la même place que dans la vie réelle. On avait cette idée de l'ours qu'on a intégré dans le logo. C'est Marc qui l'a dessiné.
Comment en êtes-vous venus à faire une veste en toile à voile ?
On a trouvé cette matière via l'un de nos fournisseurs qui a ses usines dans le Nord. On connaissait les toiles de British Millerain et Ventile en Angleterre, et on voulait trouver un pendant français à ces matières-là, quelque chose qui nous soit vraiment spécifique. On en a discuté avec notre fournisseur, et celui-ci nous a expliqué qu'il était en train de développer une matière qui était à la base utilisée pour des voilures. Je ne sais pas si d'autres marques l'utilisent dans le vêtement, mais dès qu'on a vu les échantillons on s'est dit que c'était parfait pour ce qu'on voulait en faire. A partir de là, on a développé tous les coloris ainsi que le traitement et la finition. Contrairement aux toiles britanniques, cette matière n'est pas waxée car on voulait un toucher sec et très naturel. On en est vraiment satisfait et on va probablement continuer à utiliser cette matière dans les prochaines collections.
Sur votre site vous parlez de « vêtement d'aventure » pour présenter la marque...
Je ne suis pas sûr que ça corresponde à une réelle classification. Cela s'inscrit plus dans notre volonté de concevoir des vêtements faits pour arpenter les terrains. Une fois de plus il y a ce côté BD, l'envie de sortir de l'ordinaire avec un imaginaire associé au vêtement.
Tu parlais de « culture française » comme point de départ de création de la marque. Qu'est-ce que cela signifie pour toi ?
Je ne suis pas sûr de savoir répondre correctement à cette question. Au final on en propose un pan restreint, une vision, cela reste du vêtement casual. Dans ce qu'on fait il n'y pas vraiment de rapport à l'art. Quand je parle de culture française, c'est plus un espèce de bouillon populaire plutôt qu'un repas gastronomique. Il n'y a pas une volonté de mettre en avant ou de surélever une chose par rapport à une autre, il y a juste l'envie de très bien faire les choses.
Par rapport à la culture française, je ne suis pas sûr qu'on puisse en donner une définition propre. C'est simplement qu'il y a une sorte de sophistication dans la simplicité qu'on essaie d'exprimer dans nos looks. Et c'est cela qu'on essaie de faire transparaitre. De la sobriété dans les détails, mais avec des détails présents malgré tout.
Je pense à un pan du vêtement français qui est celui de l'utilisation du denim. Il y a un tas de vêtements des années 50 et 70-80 qui incarnent un peu l'esthétique française du vêtement américain. A la fin de la guerre, quand le vêtement américain a « envahi » la France, il y a eu beaucoup de vêtements américains fabriqués en France avec une certaine esthétique française. Une fois de plus, si les Français ont voulu copier les Américains, il y a des détails qui diffèrent un petit peu, comme une étiquette avec une tête d'Indien sur un jean modèle Arizona, le genre de trucs que les Américains n'auraient pas fait. Mais qu'en France on peut faire parce qu'on sait s'inspirer de l'imaginaire un peu simplet de la culture américaine. Tout cela donne des vêtements intéressants avec des matières et des coupes différentes, des détails qui changent parce qu'on n'avait pas les mêmes machines pour fabriquer les jeans – la pose de rivets n'était par exemple pas la même. Quand on regarde le vêtement, on a l'impression que c'est un vêtement américain et, quand on va dans le détail, on se rend compte qu'il y a une façon française de le faire. Et c'est ce que nous aimons bien mettre en avant. Ce qui va être intéressant est dans le détail et dans la fibre, et c'est ce qui va en faire un vêtement différent.
Avez-vous des marques qui vous inspirent et vous servent de références ?
Pour la conception des collections, comme je l'expliquais, les références peuvent être hyper diverses, donc pas du tout par rapport à des marques que l'on suit. Après, au niveau personnel, on s'informe comme tout le monde peut le faire. Quand on va dans une ville, on visite les magasins et on regarde ce que font les autres marques. C'est quand même très important pour nous de voir comment font les autres pour qu'on puisse s'améliorer. On ne s'interdit pas de regarder la construction de tel ou tel vêtement dans le détail, voir si ce sont des éléments qu'on pourrait utiliser ou ou pas. Il y a des vêtements qu'on aime bien de certaines marques, d'autres qu'on aime moins. C'est plus un suivi, une curiosité. On s'intéresse à ce que font les autres parce qu'on aime le vêtement, mais ce n'est pas forcément une source d'inspiration en tant que telle.
Quels sont les projets à venir ?
On aimerait bien développer les collaborations, soit avec certains magasins soit avec d'autres marques. On avait commencé avec Heather Grey Wall, une collaboration qu'on va continuer sur la prochaine collection. Cela permet aussi de nous « lâcher » sur certains aspects, de faire des choses qu'on ne ferait pas forcément si c'était Arpenteur tout seul. On a aussi travaillé avec Arpin, un beau projet qu'on va sûrement continuer sur les prochains hivers. C'est un pan qu'on va continuer à développer.
Sur Arpenteur il y aura toujours plein d'idées qui vont voir le jour avec des nouveaux modèles, des nouvelles matières. Même si en France il ne reste plus énormément de tisseurs, il y a quand même des choses qu'on peut développer, ce qui n'est pas évident à mettre en place car les minimums de fabrication sont souvent élevés. Mais cela contribue à rendre le vêtement complètement unique.
Après on ne s'interdit rien, et on espère pouvoir continuer pendant bien longtemps à explorer cet univers-là.
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